« Ce qui m’a amenée à étudier la maladie, c’est l’injustice. »
Comme moi, Marina Kvaskoff a 41 ans et est née en juillet 1980. Comme moi, elle a une petite fille. Comme moi, elle sourit souvent. Et comme moi, on a dû la traiter, petite, d’ « intello ». Mais contrairement à moi, Marina Kvaskoff est une brillante et impressionnante chercheuse en épidémiologie. Son CV donne le tournis. Vous êtes prêts ? Prenez une inspiration : master en santé publique ; doctorat en épidémiologie, sous la cotutelle franco-australienne de l’université Paris-Sud et de l’université du Queensland ; deux cursus postdoctoraux parallèles, l’un en France et l’autre à Boston; chercheuse invitée au Queensland Institute of Medical Research, à Brisbane (Australie) ; chargée de recherche à l'Inserm (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale) depuis 2017 ; encadrement de doctorats et de post-doctorats… et je ne cite pas toutes les conférences internationales et ses engagements associatifs sur l’endométriose et sur l’égalité hommes-femmes. On se doute qu’un tel parcours exige volonté et dynamisme, mais ce que ne mentionne pas ce CV de ouf, c’est son humilité et sa joie de vivre. Quand elle nous parle, elle rayonne : on a envie de l’écouter pendant des heures, même quand elle utilise des mots comme « polychlorobiphényles », que l’on note de façon phonétique. Rencontre avec une chercheuse et une femme exceptionnelle.
On en entend beaucoup parler, en ce moment, avec le Covid. L’épidémiologie, c’est la science qui étudie la répartition des maladies et des problèmes de santé dans une population. Elle va permettre de décrire la prévalence d’une maladie (combien de personnes sont touchées). Elle va permettre également de mettre en relation certaines expositions avec le risque d’une maladie. C’est la science qui va nous dire : « tels facteurs vont augmenter ou diminuer le risque d’une maladie » et cela va aboutir à des connaissances pour la prévention.
Mes recherches en épidémiologie de l’endométriose portent sur différents plans. Elles portent d’abord sur l’épidémiologie descriptive de la maladie : je construis des projets pour en préciser la prévalence et l’incidence. Par ailleurs j’étudie l’histoire naturelle de la maladie, c’est-à-dire son évolution et ses symptômes au cours du temps, ses facteurs de risque, et son hétérogénéité. C’est une maladie très hétérogène, on en sait très peu sur ses différentes formes pour le moment. Enfin, j’étudie ses conséquences, en termes de risques d’autres pathologies, ou encore d’impact dans le quotidien des patientes.
On a d’abord des incertitudes sur ses causes. Il y a la piste génétique, la piste immunitaire, hormonale, inflammatoire, la piste des perturbateurs endocriniens. Pour l’instant, il y a très peu de facteurs de risque établis de la maladie, ce sont plutôt des marqueurs de risque. On n’a pas vraiment établi de facteurs qui pourraient aboutir à une prévention. Pour l’instant, la seule chose que l’on sait sur ce qui est associé à un risque plus important de la maladie, c’est que cela va avoir plus tendance à toucher les femmes qui ont eu leurs règles précocement, les femmes qui ont des cycles courts (parce que les menstruations reviennent plus souvent), les femmes nullipares (qui n’ont jamais eu d’enfants), et les femmes ayant un indice de masse corporelle faible. On a remarqué dans les descriptions que la maladie a tendance à moins toucher les personnes ayant un IMC élevé, et va avoir tendance à toucher plutôt des femmes grandes et minces. Cela paraît toujours un peu curieux quand on parle de cela dans une population de patientes, mais en fait, c’est un paramètre assez important lorsque l’on étudie une maladie.
En fait… on n’en sait rien. On donne le chiffre de 10% parce que dans les descriptions de population générale on est autour de 1%, en se basant sur des sources médico-administratives. Donc cela ne compte que les cas traités à l’hôpital, qui sont opérés. Il y a une sous-estimation. Si on regarde la prévalence dans une population qui consulte pour infertilité, ça va être jusqu’à 50%, dans les descriptions. Parmi l’échantillon des femmes qui ont des douleurs pelviennes sévères, c’est très élevé aussi. Si on prend différents échantillons, on va trouver des pourcentages différents. En réalité, comme il y a des cas asymptomatiques, comme il y a des délais de diagnostic qui sont importants, et qu’il faut une certaine expertise pour diagnostiquer la maladie par imagerie, et bien on n’a pas les moyens de savoir combien de femmes sont touchées exactement. Donc on fait cette estimation sur la base de la prévalence dans tous les types d’échantillons décrits, et on estime que c’est à peu près 10%.
On ne pas dire actuellement si elle est stable, si elle augmente ou si elle diminue. C’est compliqué, car on parle plus de la maladie depuis quelques années. Quand on regarde dans les bases médico-administratives par exemple, on voit une augmentation de l’incidence par année. Mais est-ce que c’est une augmentation réelle ou un artefact qui est dû au fait que de plus en plus de femmes se font diagnostiquer parce qu’elles entendent parler de la maladie ? On n’en sait rien.
Il y a certains perturbateurs endocriniens qui ont été associés à un risque accru d’endométriose. Cela concerne les polluants organiques persistants (les POPS) : les polychlorobiphényles, les pesticides organochlorés, les dioxines. Ce sont majoritairement des perturbateurs qui ne sont plus autorisés dans la production industrielle. Mais on constate un risque accru de plusieurs pathologies à composante étiologique hormonale. C’est le cas pour l’endométriose. Il y a certains perturbateurs endocriniens, toujours en circulation, pour lesquels on n’a pas tellement d’informations. Par exemple pour les composés perfluorés, il y a eu trop peu d’études. On a besoin d’avantage d’études.
Il n’y a pas tant que ça d’équipes qui travaillent sur l’endométriose. Il y a quelques équipes qui sont spécialisées sur l’exposition aux perturbateurs endocriniens et l’endométriose, mais ça se compte sur les doigts d’une main, dans le monde. Moi je m’intéresse à ça, mais de manière générale, on a besoin de davantage de données. Sur l’endométriose, il y a eu des études trop hétérogènes et trop petites. Pour les perturbateurs, le problème c’est qu’il y a tellement de substances que les équipes ont regardé certaines substances, pas d’autres, donc c’est compliqué de faire un résumé des preuves, sur ces liens. Avant de pouvoir dire qu’un facteur de risque est établi, il faut accumuler des études scientifiques, bien faites méthodologiquement, qui vont toutes dans le même sens.
Si, mais c’est justement ce qui m’a fait dédier la plus grande partie de mes recherches à l’endométriose. Quand j’ai commencé en 2005, je ne connaissais pas du tout cette maladie. Ma thèse devait porter sur les expositions hormonales, aux hormones stéroïdiennes, en relation avec le risque de mélanome cutané. J’ai étudié l’endométriose au départ en tant qu’exposition hormonale. Mais quand j’ai lu des choses sur la maladie, j’ai été très touchée de lire tous les récits de personnes atteintes, de voir tout ce que ça avait comme impact dans leur quotidien, sur l’infertilité, ou encore l’incompréhension de l’entourage. J’ai ressenti une grande injustice. Cela m’a touchée en tant que femme. Et ensuite, j’ai été vraiment choquée du manque de moyens alloués. C’est assez classique, dans l’épidémiologie : tout ce qui est santé de la femme, et qui n’est pas lié au cancer, est assez peu financé, dans le monde. Quand j’ai commencé, en 2005, on savait vraiment très peu de choses. Mais depuis quelques années, je suis contente car on en parle de plus en plus, il y a beaucoup de choses positives qui se passent. Oui c’est toujours frustrant qu’on en sache si peu, mais j’ai beaucoup d’optimisme. Je sens qu’on est arrivés à un tournant, que les choses changent. Il y a une stratégie nationale de lutte contre l’endométriose qui a été lancée, une fondation qui a été créée : c’est très positif. Dans les prochaines années, je pense, j’espère, qu’on va en savoir beaucoup plus sur cette maladie.
Oui. Aux États-Unis les moyens sont beaucoup plus importants, mais ça ce n’est pas seulement sur l’endométriose. Autre pays à la pointe : l’Australie. Il y a eu là-bas le premier plan national dédié à l’endométriose dans le monde. En France, on fait une bonne recherche, mais surtout de la recherche clinique. La recherche fondamentale est très peu prévalente. Vu qu’il y a très peu de financements, ce sont surtout les cliniciens qui ont fait des recherches sur : comment on peut traiter la maladie, comment soulager au mieux les patientes, quelles techniques permettent de préserver la fertilité, etc. La plupart des avancées dans le domaine de l’endométriose au cours des précédentes décennies ont été des avancées cliniques.
Le challenge aujourd’hui est de mobiliser les équipes de recherche fondamentale qui travaillent sur des sujets dont pourrait bénéficier la recherche sur l’endométriose. Par exemple, on aurait vraiment besoin que les équipes qui travaillent en neurosciences sur la douleur se mettent à travailler sur l’endométriose. Après, je note qu’il y a beaucoup plus de recherches qu’avant qui sont faites, sur le plan sociologique, et psychologique. Pas seulement en France d’ailleurs. Beaucoup de projets de thèses portent sur ce sujet.
En termes d’autres types de recherche fondamentale, on a vraiment besoin des équipes qui travaillent sur les mécanismes de l’inflammation, par exemple. A l’Inserm, on a mis en place un groupe de travail, en partenariat avec l’association Info-endométriose, pour essayer de travailler sur une stratégie de développement de la recherche fondamentale. Plusieurs chercheurs ont été mobilisés, moi y compris, pour réfléchir ensemble sur ce qu’on pourrait faire pour développer cette recherche fondamentale. On va bientôt publier, dans la revue Médecine et Science, le résultat de ce groupe de travail.
C’est aussi l’objectif de la Fondation pour la Recherche sur l’Endométriose, qui a nouvellement été créée cette année, sous l’égide de la Fondation pour la Recherche Médicale, et qui vise à stimuler la recherche sur l’endométriose en France. C’est une grande première en Europe. Cette fondation a pour but de faire de l’information sur la pathologie et de financer les projets de qualité sur l’endométriose. On peut faire des dons sur leur site, c’est vraiment très important.
Exactement. Il nous faudrait un Endothon !
Il y a un alignement complet avec mon engagement personnel. Ce qui m’a amenée à étudier la maladie, c’est l’injustice. Sur le fait qu’on ne l’étudie pas beaucoup, sur le fait qu’il y a énormément de souffrances qui ont été laissées de côté pendant tant d’années. Il y a des personnes dont les souffrances sont niées, parce qu’elles ne se voient pas, parce qu’on ne voit rien à l’imagerie, etc. Moi, ce que ça m’a apporté, c’est une mission très claire. Un alignement entre mon engagement en tant que personne, et mes missions de chercheuse. Et c’est aussi un domaine où on sait très peu de choses. Il y a toujours plus à savoir. Ça m’intéressait de travailler sur les cancers de la peau, j’ai fait ma thèse à moitié en Australie et là-bas c’est un problème de santé publique majeur. On est touchés par beaucoup de sujets, bien sûr. Mais l’endométriose a été un choix car, à un moment donné, je me suis dit : avec mes compétences, je peux faire avancer les choses. Les choses les plus basiques, on ne les connaissait pas. Alors que sur plein d’autres pathologies c’était le cas. En fait je continue à travailler un peu sur le cancer, ça informe ma recherche sur l’endométriose. Le cancer est une maladie pour laquelle les connaissances sont plus avancées, donc c’est intéressant de pouvoir faire le parallèle, je vois très bien quelles sont les prochaines étapes, les prochaines connaissances à avoir sur l’endométriose.
Un peu oui ! Parce qu’on est très informé, qu’on est aux premières loges de l’avancement de la connaissance. Surtout en épidémiologie, où la recherche a pour but d’aller vers de la prévention. Je suis en plus dans une équipe qui travaille sur l’exposome, tout ce qui constitue l’exposition des humains. Il n’y a pas que les perturbateurs endocriniens, il y a aussi tout ce qui est alimentation, alcool, tabac, etc., mais aussi les expositions environnementales, pollution de l’air, etc. Donc oui on est très conscient de cela. Après c’est compliqué, parce qu’il y a des facteurs socio-économiques qui entrent en jeu, pour certains facteurs modifiables.
Oui. Quand on a un niveau socio-économique plus faible, on va moins avoir accès au bio, parce que c’est plus cher, les fruits et les légumes quels qu’ils soient sont aussi de plus en plus chers. L’arrêt du tabac est plus compliqué parce que ça peut être un moyen de « coping », un soutien. Et puis en termes de perturbateurs endocriniens, on a moins accès à l’information. Il y a tout un tas de substances auxquelles on peut être exposé, soit en termes d’expositions professionnelles, soit parce qu’on va consommer par exemple des produits cosmétiques non bio. Après attention, les cosmétiques bio ne sont pas totalement dénués de perturbateurs endocriniens.
Même quand on a bac +12, c’est compliqué d’être bien informé ! Parce qu’il y a un flou. Mais il y a des initiatives qui sont bien pour ça, des applis notamment, ou encore le Nutriscore développé pour l’alimentation. On conseille de ne pas consommer le gras de la viande, quand c’est possible de consommer bio. Ceci étant dit, l’exposition aux perturbateurs endocriniens est ubiquitaire, c’est-à-dire qu’on est tous exposés. Ce n’est pas possible de ne pas être exposé du tout. Par ailleurs l’impact des perturbateurs endocriniens n’est pas forcément linéaire sur le risque des maladies : il ya souvent des relations en U. Le risque de maladie va être plus important pour des petites expositions, puis il diminue pour des expositions moyennes, puis il augmente pour des expositions plus importantes. C’est contraire à tout ce qu’on connaît de la toxicologie. Cela ajoute de la complication.
Oui je voudrais parler de ComPaRe-Endométriose, une étude que je coordonne. Cela s’insère dans un projet plus global sur les maladies chroniques qui s’appelle ComPaRe (Communauté de Patients pour la Recherche). Toute personne francophone de plus de 18 ans, qui a une ou plusieurs maladies chroniques peut s’inscrire sur le site ComPaRe, pour faire avancer la recherche sur sa ou ses maladies. Dans cette cohorte, qui inclut déjà 50 000 patients. L’objectif c’est d’aller jusqu’à 100 000. Il y a aujourd’hui 11 000 personnes atteintes d’endométriose et/ou d'adénomyose. On fait un appel général aux personnes atteintes : il suffit de s’inscrire sur le site https://compare.aphp.fr, et là on leur demande de répondre à des questionnaires tous les mois. Leurs réponses sont très précieuses pour nous permettre d’avancer, ensemble, sur la recherche sur l’endométriose.
Merci Marina.