« On ne devrait pas opérer de la même façon une patiente de 25 ans et une patiente de 45 ans »
Comment naît une vocation ? Des rencontres, une lecture, le hasard ? C’est une question que je trouve passionnante.
Mon père, aujourd’hui retraité, a été anesthésiste à l’hôpital public toute sa carrière. Il a travaillé avec passion, engagement, sans compter ses (nombreuses) heures. Pourtant, c’est drôle, dans son récit, dans les dîners de famille, il met à distance l' “appel à guérir” que disent entendre certains médecins. Il a eu son bac à 16 ans. Ses parents lui ont alors payé un ticket de train « Saint-Nazaire (là où ils vivaient) - Nantes », pour qu’il aille s’inscrire, seul, à la fac (#lesparentsdanslesannées60). Or la fac de médecine était celle qui était la plus proche de la gare. C’est donc là qu’il s’est inscrit. Il y a rencontré sa vocation (et ma mère).
L’histoire du professeur Horace Roman est tout à fait différente. Il est né en Roumanie il y a 54 ans. A l’âge de 10 ans, il voit un film avec des personnages chirurgiens. Bim. C’est une révélation. Tout le reste de son enfance et de son adolescence sera tourné vers cet objectif : devenir chirurgien. Et pas n’importe lequel, un chirurgien d’excellence. Lorsqu’il était en première année de médecine, à Cluj-Napoca, il était le disciple d’un grand chirurgien et passait pratiquement toutes ses vacances et ses week-ends… au bloc opératoire, dans un service de chirurgie générale et digestive. Après avoir travaillé au Danemark et à Rouen, il est aujourd’hui installé à Bordeaux, où il est membre fondateur de l’IFEM Endo, Institut Franco-Européen Multidisciplinaire d’Endométriose. De la Roumanie, Horace Roman a gardé son léger et charmant accent, et de son enfance, une vocation inébranlable. Rencontre avec ce praticien français, roumain, européen, international, au service de la santé des femmes.
J’étais étudiant à Cluj-Napoca, et j’ai alors eu l’occasion de venir deux fois en France, en échange Erasmus. J’y ai constaté que l’enseignement était idéal pour une formation chirurgicale. Je suis devenu interne en neurochirurgie pendant quatre ans. C’est dû au fait que ma maman était malade. Elle est décédée d’une tumeur cérébrale, et donc à ce moment-là, j’ai voulu faire plus, pour d’autres, que ce qui avait été fait pour ma maman.
Et puis après les quatre ans d’internat, j’ai recommencé un internat en France. Mais au bout de six mois j’ai abandonné la neurochirurgie et j’ai commencé la gynécologie obstétrique, car j’ai rencontré un professeur qui m’a donné envie de faire ce cursus. Pendant mon internat on parlait beaucoup moins d’endométriose. Je ne l’ai découverte qu’à la fin de mon internat, ce qui me paraît impensable aujourd’hui. J’ai trouvé que c’était une maladie mystérieuse, qu’il y avait tout à faire, tout à découvrir. Cela fait déjà 16 ans que je suis investi dans le traitement chirurgical de cette maladie. À partir de 2011 je me suis tourné exclusivement vers elle. Je n’opère pas d’autres pathologies. Et depuis 5-6 ans, j’opère uniquement de l’endométriose profonde. Aujourd’hui je suis un des rares chirurgiens au monde qui a une activité exclusive d’endométriose profonde et d’endométriose digestive.
Il y a plusieurs situations où l’intervention devient nécessaire. La première : quand il y a une forme douloureuse de l’endométriose - on parle de douleur symptomatique - et qu’on n’arrive plus à la maîtriser avec un traitement médical. Là c’est le moment d’opérer. Deuxième situation : lorsque nous constatons une atteinte majeure d’un organe pelvien ou abdominal, qui met en danger la fonction de l’organe. Par exemple si on découvre une patiente qui a une endométriose au niveau de l’urétère [1] qui entraîne une hyper pression dans le rein, et que le rein est en train de s’atrophier, même si la patiente ne ressent pas de douleurs, c’est le moment d’opérer. Si on voit une patiente qui a une endométriose profonde et qui a une vraie difficulté à uriner parce que les nerfs de la vessie sont touchés, c’est le moment d’opérer.
Troisième situation : les patientes infertiles, qui ne veulent pas avoir de prise en charge par PMA ou qui ont une prise en charge par PMA, mais qui ne donne pas de résultat (une ou deux FIV sans résultat). L’opération peut donner une chance supplémentaire pour la conception naturelle, ou améliorer les résultats de la FIV.
Ce sont des situations très variées, c’est pour cela que c’est très difficile de donner un arbre décisionnel [2] clair, car lorsqu’on pose l’indication opératoire, on doit prendre en compte la maladie, mais aussi les projets de la patiente, et son âge. Normalement, on ne devrait pas opérer de la même façon une patiente de 25 ans et une patiente de 45 ans, même si elles ont exactement la même lésion.
Parce que lorsque l’on fait une opération à 25 ans, on sait que la patiente a encore 25 ans jusqu’à la ménopause, donc 25 ans pendant lesquels la maladie peut évoluer. Tandis que chez la femme de 45 ans, on sait qu’on a encore 5 ans environ, donc on peut se permettre de faire des chirurgies moins radicales, plus conservatrices. A 25 ans on va faire des chirurgies plus agressives. Parfois on entend l’inverse, j’entends des collègues qui disent « elle est trop jeune pour avoir une grosse chirurgie », mais moi je ne comprends pas. Si une grosse chirurgie est envisagée sur une patiente jeune, c’est parce qu’il y a un risque d’aggravation jusqu’à la ménopause, et parce que la maladie elle-même est très agressive. C’est pour cela que c’est difficile de donner des arbres décisionnels. C’est par exemple très différent de la prise en charge du cancer, où on travaille uniquement avec des arbres décisionnels.
Cela dépend. L’endométriose, vous savez, concerne entre 5 et 10% des femmes. En France, il y a environ 13 millions de femmes qui ont entre 15 et 50 ans, population ciblée par la population symptomatique. Donc si on dit qu’il y a 10% des femmes qui ont de l’endométriose, cela concerne donc 1,3 millions de françaises. Mais fort heureusement il n’y a pas 1,3 millions de françaises qui ont besoin d’une chirurgie lourde. Il n’y aurait d’ailleurs pas assez de chirurgiens. Ces françaises se disposent dans un système pyramidal : à la base nous avons des patientes qui ont de l’endométriose, mais avec des formes superficielles, et peu symptomatiques, avec une fertilité qui n’est pas atteinte. Souvent elles n’ont même pas besoin de consulter de médecin. La maladie existe, on découvre ou pas les lésions. Si on a des lésions superficielles ou minimes, la chirurgie n’est pas compliquée. Pratiquement tous les chirurgiens peuvent la faire.
Par contre celles qui sont tout en haut de la pyramide, les quelques milliers de patientes qui ont besoin d’une chirurgie complexe ont tout intérêt à être opérées par quelqu’un qui opère régulièrement de l’endométriose. La chirurgie peut être alors complexe et multidisciplinaire, elle peut concerner d’autres organes que l’utérus, les ovaires, les trompes. Il peut y avoir des gestes de chirurgie digestive, des gestes de chirurgie urologique, de la chirurgie des nerfs pelviens, etc. Avec plusieurs collègues étrangers, on en discutait et on se disait qu’il fallait créer une spécialité multidisciplinaire, autour de la chirurgie pelvienne. Que le chirurgien soit capable d’opérer l’utérus, les ovaires, les trompes, mais également le rectum, le colon, la vessie etc. Une discipline qui serait à la frontière entre la gynécologie, l’urologie, la chirurgie digestive, et celle des nerfs pelviens.
Depuis 2005, j’enregistre toutes les chirurgies, donc j’ai plusieurs disques durs où je stocke tout, et elles se passent généralement bien. Il y a quelques opérations chirurgicales où j’ai été mis en difficulté, mais pas longtemps. Ce n’est pas tant les chirurgies qui me marquent, mais plutôt les complications qui peuvent apparaître après. Je me souviens très bien de certaines patientes, à Rouen ou à Bordeaux, pour qui les complications ont été sévères. Cela nous lie beaucoup à la patiente. On la reconnaît des années après dans la rue, on a toute leur histoire en tête, leur famille, mari, enfants etc. S’occuper d’une patiente qui a des complications sévères, c’est quelque chose de très prenant, que l’on garde toute sa vie en mémoire.
La cause de l’endométriose est inconnue. Donc l’évolution après l’opération reste également inconnue. On sait, en effet, qu’il y a un risque de récidive, indiscutable. Mais le taux de récidive est variable selon le type d’endométriose concerné. Pour les endométrioses profondes, par exemple les endométrioses colorectales, si la chirurgie est correctement faite, le taux de récidive que j’ai observé dans ma série est rare. Il est de l’ordre de 1 à 2 %, à 5-10 ans. Pour ces patientes, ce n’est pas la récidive qui nous préoccupe mais les conséquences fonctionnelles d’une chirurgie lourde. C’est tout à fait différent pour les ovaires.
Les kystes des ovaires, les endométriomes, ont un mécanisme d’apparition qui semble très lié à l’ovulation. C’est-à-dire qu’on a l’impression qu’il y a une métaplasie, une transformation des kystes d’ovulation en kystes d’endométriose. Dans ce cas, il y a un risque réel de récidive, si la patiente a des ovulations après la chirurgie. Les études montrent que ces patientes opérées, quand elles ont leurs règles ensuite pendant deux ans, ont un risque de récidive de 30%. C’est une différence énorme par rapport à l’endométriose rectale. Concernant les petites lésions sur le péritoine, le risque de récidive est encore plus important, il est de l’ordre de 50 à 60% à deux ans. Mais on a constaté que si les patientes étaient en aménorrhée, c’est-à-dire que si elles prenaient une pilule en continu après la chirurgie, il n’y avait pratiquement pas de récidive.
Je pense qu’on les pousse moins qu’ailleurs. Je connais pratiquement tous les chirurgiens qui sont ultra spécialisés dans l’endométriose dans le monde, et on discute de chaque spécificité de chaque pays. Il y a des prises en charge très inégales. Je me rappelle qu’en 2010 j’étais à Adelaïde, en Australie, dans un congrès et un des chirurgiens m’a dit : « J’ai apprécié ce que vous avez dit, dans votre conférence. Sur le fait qu’il ne faut pas faire de chirurgies répétées. Chez nous on peut opérer jusqu’à 10 fois ! » Et c’était en Australie, où ils sont très avancés sur l’endométriose, ils ont un programme national. Globalement, la France est bien placée, parmi les pays du monde, en termes de prise en charge de l’endométriose, de recherche et d’enseignement. Bien sûr que tout est largement perfectible, mais quand on se compare avec d’autres pays je pense qu’on est sûrement parmi les 6-7 premiers.
L’endométriose signifie qu’il y a des lésions qui ressemblent à des muqueuses utérines qui se trouvent situées en dehors de l’utérus. Mais il y aussi l’adénomyose. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des lésions, qui ressemblent à celles de l’endométriose, mais qui se trouvent dans l’épaisseur de la paroi de l’utérus. On a l’impression que la muqueuse utérine s’invagine dans le muscle utérin, et on a donc un utérus qui ressemble à une éponge de sang. Cette adénomyose est responsable de symptômes proches de ceux de l’endométriose : des douleurs pendant les règles, des douleurs pendant les rapports sexuels, en plus des saignements. Il a été clairement montré dans ces cas-là que lorsque l’on opère de manière complète l’endométriose mais que l’on conserve l’utérus, le résultat en termes de douleurs est logiquement moins bon que lorsque l’on fait une excision de l’endométriose ainsi qu’une hystérectomie.
Donc je propose l’hystérectomie à toutes les patientes qui ne veulent plus d’enfants et qui ont de l’endométriose et de l’adénomyose. Mais ce n’est qu’une option. Par exemple hier j’ai programmé une patiente qui a 47 ans qui a de l’adénomyose et de l’endométriose, mais qui n’est pas prête à perdre son utérus. Donc là on va faire de la chirurgie comme si elle avait 25 ans, on va conserver son utérus. Par contre, ce qu’il ne faut pas faire, c’est une hystérectomie et laisser l’endométriose. Dans ces cas-là, la situation de la patiente n’est pas améliorée, mais surtout la chirurgie de l’endométriose sans utérus, cela devient beaucoup plus compliqué.
Parce que l’utérus est un repère, il nous montre le milieu du pelvis. Et par rapport à l’utérus, on sait bien où sont les nerfs, notamment ceux de la vessie, qui sont presque invisibles, le sphincter, etc. Sans utérus, c’est beaucoup plus difficile de se repérer. La chirurgie est plus difficile et plus risquée.
Tout dépend de la façon dont cela est présenté… Il faut savoir que dans mon activité, j’opère environ 5 à 6 endométrioses digestives par semaine. Donc ce sont 5 à 6 patientes qui pourraient en théorie avoir une stomie. Mais j’explique que la stomie n’est pas réalisée systématiquement, elle est réalisée uniquement en cas de complication. La complication que l’on redoute, c’est la fistule, c’est-à-dire que la fissure que l’on fait sur le rectum s’ouvre. Cette fistule peut apparaître 4 à 5 jours après la chirurgie. Dans ce cas, elles auront une stomie. Mais le risque de fistule varie entre 1 et 10%. Elles ont plus de 9 chances sur 10 de s’en sortir sans stomie, et si on met une stomie, elle est temporaire. J’ai opéré 1400 patientes avec une endométriose digestive, aucune n’a de stomie définitive.
(Rires) En fait mon métier, c’est ce que j’aime le plus au monde, avec ma famille. C’est aussi mon seul hobby je dirais. Je n’ai pas de passions, d’activités qui me prennent du temps, comme le marathon, ou le golf, par exemple. Ce que j’aime le plus, c’est opérer. Ce que j’adore aussi, c’est faire de la recherche clinique, écrire des articles. C’est peut-être cela ma deuxième passion. Ce qui me motive également, c’est de trouver de nouvelles techniques, d’échanger avec des collègues. On essaie d’ouvrir de nouvelles voies, de trouver de nouvelles façons d’opérer.
Il y a deux possibilités d’avenir. La première, c’est que la chirurgie de l’endométriose disparaisse. Parce qu’on va trouver un médicament qui va se fixer spécifiquement sur les récepteurs des cellules de l’endométriose et va les détruire. Si ce traitement n’est pas contraceptif, les femmes pourront le prendre toute leur vie. Alors la chirurgie de l’endométriose disparaîtra, petit à petit. Ça, c’est la version optimiste. Selon moi, dans les décennies à venir, ça va se passer comme ça. La deuxième possibilité, c’est que dans l’avenir, on aura des techniques de réalité augmentée, pendant l’intervention, qui permettront de voir, superposée sur la patiente, la carte des lésions superposées. Donc le chirurgien saura où couper. Et il y aura aussi la carte des nerfs, donc il verra bien où ne pas couper. Cela va démocratiser cette chirurgie.
Je pense que quand ça se passera je serai à la retraite ! Ce n’est pas tout à fait pour demain, je vais continuer à opérer.
Merci Professeur Roman.
Photos de Pauline Roussely, prises à l'Institut Culturel Bernard Magrez, centre d'art contemporain. Oeuvres de JonOne dans le cadre de son exposition “Free Spirit”. Un grand merci à l’Institut et à l’artiste pour nous avoir accueilli pour ce shooting.
[1] Conduit urinaire qui conduit l'urine du bassinet du rein à la vessie.
[2] L'arbre décisionnel décrit la démarche diagnostique et thérapeutique du médecin