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Rencontre avec Alice Romerio, docteure en science politique, chercheuse experte de l’endométriose au travail

Publié le 
25/9/2024
« Les femmes qui souffrent d’endométriose ne s’autorisent pas, au travail, à dire que c’est vraiment dur. »

Quand on s’intéresse de près, comme vous sûrement, comme moi, à la lutte contre l’endométriose, à la question du tabou des règles, ou plus généralement à la santé et aux droits des femmes, on peut avoir tendance à s’impatienter. Malgré les mobilisations, les luttes, et le travail de sensibilisation des dernières années, cela n’avance pas aussi vite qu’on le souhaiterait. Je vous donne une petite astuce pour relativiser : se plonger dans la littérature du XIVème siècle. Vous ne me croyez pas ? Voici un petit extrait de l’ouvrage Des secrets de femmes, d’Albert le Grand, un disciple de saint Thomas d’Aquin :

« Elles sont tellement remplies de corruption quand elles ont leurs règles, que de leur vue elles empoisonnent les animaux, infectent les enfants au maillot, tachent le miroir le plus propre, enfin donnent la vérole ou des chancres à ceux qui les connaissent pendant ce temps-là. »

Alors, ça va un peu mieux, non ? Si vous êtes une femme, vous n’êtes pas hyper heureuse de vivre au XXIème siècle et non au XIVème ? Certes, c’est bientôt la fin du monde, mais en attendant, Jean-François, votre collègue de bureau, ne vous accuse pas de lui avoir filé une IST dégueulasse, simplement en le croisant à la machine à café, alors que vous aviez vos règles.

Pour autant, relativiser nos conditions de vie et de travail en tant que femmes occidentales du XXIème ne doit pas empêcher un regard d’analyse critique, et genré, du monde du travail contemporain. C’est ce que fait Alice Romerio, 36 ans, chercheuse, docteure en sciences politiques et maîtresse de conférence à l'université Paris 8. Originaire d’Île de France, elle a travaillé sur l'institutionnalisation du féminisme, puis sur les conséquences de l'endométriose sur la vie professionnelle. Aujourd'hui ses recherches portent sur la politisation du congé menstruel en France. Rencontre avec une chercheuse pour qui santé rime avec égalité.

Ma première question est : pourquoi et comment vous êtes-vous intéressée à la question de l’endométriose ?

Je suis chercheuse en sociologie et en sciences politiques, et je me suis intéressée, dès le départ dans mon parcours, aux questions de politiques publiques en lien avec les questions d’égalité et de santé des femmes. Cet intérêt de chercheuse pour ces questions-là est venu rencontrer des intérêts personnels, à la fois pour connaître des personnes touchées par l’endométriose, et pour moi-même expérimenter les effets de règles douloureuses sur mon travail.

Ce qui m’a intéressée très tôt, c’est de repérer les formes de décalage, entre la manière dont j’entendais parler de ces problèmes-là - dans l’intimité, autour de moi, ou encore sur des groupes Facebook, des forums - où les femmes parlaient assez fréquemment des soucis que ça leur posait dans leur vie quotidienne, sociale, amoureuse, familiale, et professionnelle, et la manière dont c’était traité médiatiquement. On parlait peu de l’endométriose, et quand on en parlait, c’était plutôt focalisé sur la question de la fertilité, de l’infertilité, des effets sur la vie de couple, etc.

Ce qui est intéressant, pour la chercheuse en sciences politiques que je suis, c’est de tenter de répondre à la question : comment sont construits les problèmes publics ? Et j’avais l’impression, à ce moment-là, que ce qui semblait faire problème avec l’endométriose, c’étaient les problèmes d’infertilité. Je voyais qu’étaient laissé dans un angle mort un ensemble d’autres problèmes. J’ai voulu travailler là-dessus.

 

Dans le cadre de votre post doctorat d’un an au Centre d’études de l’emploi et du travail, vous avez notamment conçu et réalisé l’enquête « Endotravail ». Quels sont les principaux enseignements de votre enquête ?

Un des premiers enseignements, c’est la variété des symptômes et donc la variété des pénibilités au travail. L’endométriose, ce n’est pas juste avoir des douleurs pelviennes au moment des règles. Ce sont également des troubles digestifs ou urinaires, avec les douleurs associées, mais aussi le fait de devoir aller aux toilettes fréquemment, ou de manière prolongée ou de manière gênante, etc. Ce sont aussi des douleurs lombaires, des douleurs dans les jambes. Cela pose des problématiques en termes de posture : le fait de devoir rester assise toute la journée, ou au contraire debout toute la journée. C’est aussi de la fatigue chronique, donc des difficultés de concentration.

Un des premiers enseignements du questionnaire, c’est donc de mettre en lien une variabilité de symptômes, que les médecins connaissent aujourd’hui, et les difficultés que cela peut poser au travail. Concrètement, si on est vendeuse dans un magasin, on doit rester debout toute la journée. Ce n’est pas bien vu de s’asseoir et cela crée des douleurs lombaires très importantes. Si on est enseignante, on ne peut pas s’arrêter, laisser un groupe d’enfants dont on est responsable pour aller aux toilettes, parce qu’on a une crise. Les exemples que je vous donne là sont des exemples de métiers féminins.
Et c’est là que l’entrée par le travail est intéressante : cela vient croiser une approche organisationnelle du travail.

C’est-à-dire ?

Il faut prendre en compte non seulement la maladie, mais également les contextes peu favorables à la conciliation entre travail et état de santé. Ce que montrent les travaux sur la santé au travail, et notamment ceux de Karen Messing, c’est que la pénibilité des emplois féminins est mal renseignée, mal prise en compte. Quand on pense pénibilité du travail, on a plutôt des représentations de travail masculin, comme celui des difficultés de porter des charges lourdes. On ne voit pas les pénibilités du travail féminin. Or il y a aussi des charges à porter. Par exemple, j’avais interviewé une personne atteinte d’endométriose, qui est kiné et qui me disait : “Il y a des jours où je ne peux pas manipuler certains patients”. Quand on a cette connaissance du marché genré de l’emploi et des pénibilités propres aux métiers occupés par des femmes, on voit bien qu’on a un problème avec l’endométriose.

Alice Romerio CNRS recherche endometriose
Alice Romerio / ©Lyv 2024

Les femmes atteintes d’endométriose doivent-elles, au travail, être des « battantes » et non des « faibles », pour reprendre des termes d’un de vos articles, paru dans la revue Sciences sociales et santé ?

Ces deux catégories sont issues des entretiens que j’ai effectués en plus de mon enquête par questionnaire. Certes, entre être aide-soignante, vendeuse, agent immobilier ou travailler dans une banque, la question de l’endométriose, la pénibilité, et ses conséquences sur les carrières se posent de manière très différentes. Mais dans ces entretiens, ce qui ressortait le plus, c’était la crainte du stigmate, celle de ne pas être assez performante au travail à cause de la maladie, celle de se plaindre trop. C’est un soupçon individuel qui se ferait le relais d’un soupçon plus général sur les femmes, sur leur vulnérabilité au travail. Et donc souvent, ce qu’elles vont dire, c’est : « Je suis malade, mais je ne suis pas faible, je me bats ». Ce qui ressort beaucoup dans les entretiens, c’est qu’elles ne s’autorisent pas à dire que c’est vraiment dur.

 

Et cela a des effets délétères, non ?

Cela a comme effet de maintenir une forme de tabou au travail, autour des règles comme des difficultés que cela peut poser. Il y a la crainte d’une détérioration de son environnement de travail. On peut espérer que les choses ont changé entre le démarrage de mon enquête en 2020 et aujourd’hui, avec les campagnes de sensibilisation et une plus grande politisation du sujet, néanmoins cela reste un fort stigmate. Et c’est lié au fait que le monde du travail est un monde très compétitif, dans lequel les femmes partent déjà avec un désavantage par rapport aux hommes. On peut évoquer le plafond de verre, les inégalités salariales. Une des personnes interviewées me confiait : « Il faut déjà que je me batte pour avoir les meilleurs dossiers, je ne peux pas dire aujourd’hui je ne suis pas en bon état pour faire telle ou telle visite. Sinon je n’ai pas les bons dossiers, et donc la prime qui va avec, je ne vais pas être promue, etc. ». La question de la santé au travail vient rencontrer la problématique, plus large, de l’égalité professionnelle.

 

Comment faire, justement, pour mieux intégrer les problématiques de santé des femmes, dans le monde du travail, sans qu’elles soient stigmatisées ?

Ce qui me semble important, c’est de penser cette question de la santé au travail et la question des femmes au travail dans la diversité des situations, et éviter de penser des solutions qui ne bénéficieraient qu’à une partie des femmes au travail, à celles qui sont déjà privilégiées. Pourquoi je dis cela ? Parce qu’on entend beaucoup parler par exemple de la solution du télétravail. On voit par exemple des start-ups le mettre en avant, comme un avantage pour leurs salariées féminines, et notamment celles qui pourraient souffrir d’endométriose. Le risque, c’est de recréer des inégalités entre femmes et penser des solutions uniquement pour des femmes cadres qui bénéficient déjà d’une certaine autonomie dans la manière de réaliser leurs tâches, d’organiser leur temps de travail, etc. Attention cela ne veut pas dire que c’est facile pour elles, j’en ai entendu beaucoup pour qui c’était difficile de tenir au travail en étant cadre dans une grande entreprise, etc.

Mais ce que je veux dire, c’est qu’on a des solutions qui ne sont pas transposables à d’autres situations de travail, comme, par exemple, le métier d’aide-soignante. Il faut aussi réfléchir à la question de l’arrêt de travail. L’enquête révèle qu’un peu plus de 80% des femmes atteintes d’endométriose ont des réticences à demander un arrêt de travail quand elles sont en crise.

 

Pourquoi ?

Il y a la question du délai de carence, avec la perte de salaire associé, c’est évident. Mais il y a aussi la crainte de ne pas être prise au sérieux par son médecin. C’est lié à une longue errance médicale, période pendant laquelle elles n’ont pas été légitimées. Et ça reste, ça a des effets. Enfin, la troisième raison c’est qu’elles se disent : « si je ne suis pas là, soit j’aurai deux fois plus de travail quand je reviendrai et ça sera impossible, soit c’est une charge de travail pour mes collègues ».

Il y a des organisations de travail où être absente, ce n’est pas possible. Et donc il faut penser des solutions en termes de droits individuels, mais aussi repenser l’organisation du travail, pour qu’il soit favorable à la santé des personnes, et qu’il évite le présentéisme, c’est-à-dire se rendre au travail même quand on n'est pas en état. Ce qui a tendance à aggraver l’état de santé de la personne, et qui n’est pas bon non plus en termes de performance. Ce que l’on constate, c’est que l’endométriose est une entrée qui vient révéler d’autres problèmes dans le monde du travail.

Alice Romerio santé femmes travail
Alice Romerio / ©Lyv 2024

 

Les femmes que vous avez rencontrées vous ont-elles parlé des conséquences de l’endométriose sur leur quotidien ?

Oui tout à fait, et notamment du fait que pour tenir au travail, elles peuvent avoir recours à des prises de médicaments très forts, en augmentant la fréquence. Cela a comme effet de dégrader leur santé, c’est un cercle vicieux. Ou bien elles vont éviter de prendre des médicaments car ceux-ci vont avoir pour effet d’affaiblir la concentration. C’est une infirmière qui me racontait ça : « Quand je suis de nuit, je ne prends pas de médicaments parce que sinon je ne peux pas rester éveillée ».

 

Que pensez-vous du congé menstruel ? Est-ce la solution ?

Les choses vont très vite, ces dernières années, avec plusieurs propositions de lois déposées, et des terminologies différentes. Dans l’une des dernières propositions, il n’est plus question de congé menstruel, mais d’arrêt menstruel. Les mots sont importants. Un arrêt de travail, ce ne sont pas des vacances supplémentaires accordées aux femmes. Et le dispositif est pensé sur le modèle des arrêts pendant le Covid, sans jours de carence.

En tout cas, en ce moment, il y a des choses intéressantes dans les propositions de lois, qui se nourrissent de débats réunissant des associations de patientes, des syndicats, des employeurs, etc. C’est un sujet politique qui est vif, et on pourra bientôt tirer des résultats de ce qui est mis en place dans quelques entreprises, associations, ou employeurs publics. Une de mes hypothèses, c’est qu’on aura un très faible recours à ce droit, tant que l’organisation du travail ne sera pas repensée. Si on a une organisation du travail qui ne permet pas de s’absenter, les femmes auront toujours des réticences à recourir à ce droit-là.

 

Dans la jeune génération, les femmes sont diagnostiquées - de façon générale - plus précocement que leurs aînées, est-ce qu’elles font des choix de carrière en fonction de leur maladie ?

C’est quelque chose que j’ai pu voir un peu à la marge de mon enquête, même si l’échantillon était trop faible pour pouvoir en faire quelque chose. Mais effectivement on sent une corrélation : plus elles sont diagnostiquées tôt, plus elles font des choix de carrière en fonction. Mais il existe une autre corrélation : plus le délai de diagnostic est réduit, plus elles ont tendance à faire valoir leurs droits. Elles ont été légitimées beaucoup plus tôt en tant que malades, et donc elles ont eu le temps « d’apprivoiser » l’annonce. Alors que celles qui ont passé une dizaine d’années voire plus en ayant mal, et sans savoir pourquoi, sans faire le lien avec l’endométriose, ne se sentaient pas légitimes à dire : « aujourd’hui je ne vais pas venir, car j’ai une crise digestive, parce que mes règles vont arriver ».  Le temps d’errance médicale, c’est aussi tout une période où les femmes « font avec » , sans solliciter de l’aide.

 

En quoi la recherche, telle que celle que vous menez, peut faire évoluer les choses ?  

Je suis convaincue de l’importance de la recherche, qu’elle soit en sciences dites dures, ou en sciences sociales, pour la société. Ces formes d’expertises permettent de faire émerger des sujets, de donner des clés, des outils, que les associations ou les acteurs politiques peuvent utiliser pour transformer le monde social. Mon engagement se situe là. Je pense que mon travail est utile. Je sais qu’il a permis, dans un ensemble d’autres travaux, d’autres paroles, de visibiliser un sujet qui jusque-là en France était peu traité.

De manière générale, quand il était traité, quand on pensait endométriose au travail on pensait : qu’est-ce que ça coûte aux entreprises, à la sécurité sociale, etc. Moi ce qui m’intéresse, c’est : qu’est-ce que ça fait aux femmes. Dans leur carrière professionnelle, comme dans leur quotidien.

 

Propos recueillis par Camille Emmanuelle.

Source

Alice Romerio portrait

Camille Emmanuelle

Rédactrice en chef du mag' Lyv
Auteur et journaliste, spécialisée sur les questions de sexualités, de genre, et de féminisme.

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